À la Croisée des Chemins

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Entre peinture, gravure et sculpture

La peinture s’est faite trace, représentation arrêtée, figée dans le présent du regard de celui qui la considère. Issue d’une tradition historicisée, elle ne convoque pour autant pas avec immédiateté les dimensions temporelles, si ce n’est dans sa lecture active et dans la mise en perspectives de son être au monde. Ici résident des éléments chers à Thomas qui, lorsqu’il crée, se met en disposition d’être particulièrement sensible aux dimensions manquantes, absentes d’un medium. Temporalité et musicalité de la peinture, espace et composantes proprioceptives de la musique, caractère unique de la gravure dans son processus sériel à travers le recours aux monotypes dans les Ran…Voilà de quoi se construit l’art de Thomas Collet depuis plusieurs dizaines d’années.

Thomas affirme de la sorte ne jamais avoir quitté le chemin de la peinture et en effet, comme un peintre face à son support, il se confronte sans cesse à la matière, au medium, dans ses possibilités autant que dans ses limites, dans ses heureux hasards comme dans les accidents qui impliquent de faire un choix, au temps du carrefour, de la croisée des chemins.De plus, les couleurs à l’huile, utilisées par Thomas en lieu et place des encres traditionnelles en gravure, apportent par leur pigmentation une intensité singulière, autant qu’elles participent activement au processus de création des Ran.

La naissance chromatique de chacun des « individus » qui composent un Ran s’effectue par le passage sous presse taille-douce, passage répété après un temps de séchage soigneusement déterminé.

La plaque de marbre élue comme zone d’élaboration chromatique se mue en réservoir infini de variations colorées qui viennent épouser le papier coton, successivement et selon les principes de la complémentarité des couleurs. C’est par infusion, imprégnation, diffusion et intégration que le papier se pare progressivement de subtils chromatismes. Un Ran se crée à travers l’efflorescence de ces générations.

Aux interstices de cette démarche sérielle, les incidents et les petites inclusions opérées par Thomas à l’aide d’ajouts et de retraits, les détachements partiels des couches successives et les éclats composent un jeu infini de reliefs accueillis par l’artiste afin de distinguer chacun de ces rectangles de papier, ces monotypes baptisés « individus ».

Trois surfaces sont convoquées dans ce processus ; si elles demeurent excluent de lʼœuvre finale « Ran », elles n’en constituent pas moins un patrimoine que l’artiste conserve. Plus que témoignages, elles sont des compagnons de route, germes probables dʼœuvres futures. Il y a d’abord la plaque de marbre, à laquelle Thomas a recours comme un pâtissier : il y travaille sa matière, y élabore par mélanges ses couleurs, y inclut de temps à autre cendres, épices, poussières…vestiges d’une matérialité transmuée par le feu ou par le temps. Les tonalités chromatiques sont ensuite prises au rouleau de graveur, via une matrice en rhodoïd fixé sur carton qui n’est presque jamais nettoyée. Là se colore le papier, au préalable soigneusement déchiré, selon une démarche empreinte d’une tonalité érotique. Là demeureront les fantômes des « individus » qui sont destinés au passage sous la presse taille-douce. Dèjà, la dimension entropique est à lʼœuvre, sur la plaque de marbre, sur la matrice d’encrage et sur le rouleau. Les couleurs se répondent: nous ne sommes pas si éloignés des « correspondances » chères à l’esthétique baudelairienne.

D’un support papier initial identique, d’une même matrice d’encres et de pigments à l’huile, d’un même processus de mise à jour s’élèvent ainsi des centaines, des milliers d’individus au caractère plastique unique. A la règle générale de trois passages de couleurs sur un même support papier, Thomas ajuste quand cela devient nécessaire ce processus pour que jamais l’éthique ne devienne système répétitif et stérile. Huile de lin essence de térébenthine, eau : du travail des pigments à l’huile. Ainsi, le Ran porte en lui l’identique et le singulier, ambivalence résolue par Thomas avec la métaphore de la civilisation. Aux confins de la rêverie et de l’ingénierie, Thomas conçoit, avec des matériaux élus pour leurs qualités naturelles (bois et fer principalement), le support qui accueillera, in situ, la mise en place des « individus » du Ran dans un « bassin d’accueil ». L’artiste coloriste se meut alors en bâtisseur. Essences de bois en adéquation avec la zone géographique de l’exposition, création de tenons et mortaises afin d’assembler les éléments demanière éphémère, clous de seconde main et outil de combustion pour donner au bois, certaines fois, l’intensité du noir charbon : chaque pièce élue repose sur des principes d’économie, d’écologie et de respect d’un savoir- faire multi-séculaire. D’autant que Thomas garde à cœur la conservation de l’intégrité du lieu d’exposition.

Outre ces éléments matériels, l’artiste opère de savants calculs : ceux, bien sûr, qui offrent à l’ensemble des rangs une unité dans le chevauchement précaire des « individus » ; ceux, surtout, qui jouent avec les principes de perspective et d’entropie. Car c’est du lieu où viendra se nicher le Ran que découlent les dimensions de lʼœuvre : Thomas possède cet œil sensible à l’architecture et au volume qui lui offre de concevoir un travail qui, s’il occupe visuellement l’espace, n’en entrave jamais la lecture globale. Il rappelle en cela la longue tradition des maîtres européens qui, depuis le Haut Moyen-Âge, conçoivent « une » œuvre pour « un » lieu.

A l’instar des théoriciens de l’art de l’Humanisme renaissant, Thomas a également toujours prêté attention aux dimensions de ses œuvres pour qu’elles demeurent dans un ratio où son corps constitue le repère primordial : l’homme mesure de toutes choses, l’art à la mesure de l’homme, l’art à la rencontre de la nature. Les connaissances efficientes en perspective prennent également en compte le spectateur qui viendra à la rencontre du Ran : afin que l’expérience soit totale, Thomas procède à un « soulèvement » progressif des rangs afin que, selon des principes qui ne sont pas très éloignés de l’anamorphose, un point de vue particulier permette une vision unifiée.

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Entre performance, installation et dispositif global

L’engagement de Thomas, corporel, intellectuel et spirituel, est total : le processus de naissance d’un Ran est long, très long. Plusieurs années peuvent être nécessaires à cette élaboration aux multiples visages. La part privée des phases de travail en solitude à l’atelier est considérable. Thomas la rend, si ce n’est visible, du moins accessible pour partie, avec photos, vidéos et autres enregistrements qui, par effets d’accumulation et d’accélération, soulèvent un peu du voile de la part mystérieuse de la conception de lʼœuvre d’art. La performance corporelle se poursuit avec la mise en place de la structure, des supports et enfin de chaque «individu» dans un temps symphonique où s’additionnent, pour mieux se répondre en co-construction, préconception et improvisation. Les « individus » ne sont pas numérotés pour leur installation et aucun plan n’est préalablement établi. Thomas se laisse guider par la lumière et les qualités, volumiques et sonores, de l’espace dont il prend location temporaire. Des heures et des heures de mise en place exercent la sagacité de lʼœil de l’artiste qui opère tel un peintre avec sa palette, afin de composer un « tableau » final, porté par les multiples nuances colorées. Le spectateur ne peut que sentir de manière forte et sensible l’invitation de Thomas à déguster le Ran sous les multiples aspects que le lieu peut rendre possibles. Statique et contemplatif, cheminant et s’approchant avec curiosité de la collection ici assemblée : le passage du microcosme de « l’individu » au macrocosme du « bassin » joue en réverbérations continues avec lʼœil du regardeur qui expérimente aussi la sonorité du lieu, l’impact des petites poussières et des menus glissements qui, inexorablement, se rendent plus visibles au fur et à mesure du temps de l’exposition.

Entre tradition et modernité

Tout en délicatesse, le Ran suggère tout ce qu’il porte en lui d’un savoir- faire et d’une technicité hérités du temps des artisans et des ateliers des maîtres anciens. Discrètement et en humilité, Thomas nous rappelle la magnifique conjonction des éléments naturels avec ceux dits artistiques car créés de la main de l’homme-artiste. L’ascèse et la rigueur du quotidien, les errements, les doutes et les erreurs ne se disent pas plus qu’ils ne se montrent. Tout est cependant là, à portée de l’esprit connaisseur de ce qu’il faut, de facto, pour « créer une œuvre ». En d’autres temps, Thomas aurait peut-être été « ymagier », modelant son support, en conscience, avec en tête, la promesse de ce qu’il adviendra lors de sa « monstration », dans un lieu unique et pour un public spécifique.

A l’ampleur de ce travail matériel et conceptuel répond une poétique. Celle de l’équilibre, précaire et magnifique, du genre humain face à l’impossible contrôle total ou continu du processus créateur. Une poétique qui souligne, comme d’un trait de plume, les permanentes réactions et adaptations à l’environnement dans lequel un « individu » déploie sa vie. Une poétique savoureuse qui nous dit, tout autant, que les inter-connexions dont nous avons à faire, aujourd’hui et maintenant, n’excluent pas, n’éludent jamais, l’expression individuelle et singulière.

Virginie Tillier, Docteur ès Histoire des arts, Juillet 2021

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